Cambodge, la misère comme atout marketing ?

Lorsque j’ai commencé à me renseigner sur le Cambodge, j’ai emprunté les deux seuls guides disponibles à la bibliothèque, dont le National Geographic Cambodge (version française de 2015) puis j’ai acheté la dernière édition disponible du Lonely Planet sur le pays. Au fil des pages, d’autres lectures me sont revenues, sur les Khmers Rouges dans un premier temps, puis La voie royale de Malraux et finalement un article sur le business des orphelinats.

La misère, atout marketing au Cambodge

Il y avait ce mot qui revenait partout, présent dans plusieurs chapitres et sur les quelques blogs que j’ai commencé à découvrir : « les enfants défavorisés » également nommés parfois comme « orphelins ».

Dans tel hôtel les enfants défavorisés réalisent des spectacles. Dans telle boutique les bénéfices sont versés aux orphelins. Ce temple sert de siège à une ONG. Bien sûr il y a également des variantes que l’histoire du pays permet : « à l’entrée du marché un groupe de victimes des mines antipersonnel joue de la musique ».
Et je ne dis pas que le National Geographic favorise l’exploitation des enfants, seulement que c’est tellement présent dans le guide / dans le pays qu’il est impossible d’y échapper, que ce soit pour des raisons justes (oui il y a de la pauvreté, le même chef politique depuis vingt ans et le souvenir fort d’une guerre civile et d’un génocide) ou pour des raisons mercantiles (le mot « orphelin » vend plus que « mère célibataire » je suppose).

Extrait du Lonely Planet Cambodge

Je n’avais pas du tout l’intention de faire du tourisme de la misère. Non par mépris, mais au contraire par respect d’une situation complexe dont je ne saisis tous les aspects.
Cependant s’il est facile de retenir de ne rien donner aux enfants qui mendient ou de ne pas visiter les orphelinats comme on visiterait un musée, il est plus délicat de savoir ce que l’on peut faire. Et plus je me renseignais, moins je savais quoi faire.

Saviez-vous que Friends International estime qu’au Cambodge, 75 % des enfants dit orphelins ne le sont pas ? Que ces enfants apprennent des spectacles, mais également à bien se tenir devant les touristes pour un salaire en sac de riz ? Ce documentaire suisse est très complet, car il évoque le commerce de ce tourisme des orphelinats, ainsi que le témoignage d’une ancienne « orpheline » et l’avis de volontaires occidentaux.

J’avais donc discuté du sujet avec Nine et mon amoureux. J’ai cherché des alternatives intéressantes (locale, éthique, de qualité) et j’ai noté comme établissements à fuir ceux dont l’atout marketing sont « souvenirs réalisés par des enfants » ou « les serveuses sont d’anciennes prostituées ».

Et je suis montée dans l’avion, curieuse et légèrement inquiète de ce qui m’attendait sur place.

Délicieux bun bao savourés au Jaan Bai, restaurant de Battambang choisi pour sa déco et qui s’est révélé offrir une partie de ses bénéfices à une association locale.

Le Cambodge et sa misère comme je les ai vu

Je ne livre ici qu’une vision très limitée car il s’agit de ma propre découverte du pays sur 17 jours, sans parler la langue locale.

J’ai vu des enfants jouer dans les poubelles du marché à la tombée de la nuit tandis que les parents fouillaient les-dites poubelles (très probablement pour revendre les matériaux récupérés). J’ai trouvé absolument partout des prospectus 7 tips to protect children et le numéro de téléphone de la police touristique pour limiter les méfaits du tourisme. Mon beaux-père s’est vu proposé un « massage » alors qu’il était seul en bord de plage à Sihanoukville (et mon amoureux de la cocaïne, toujours sur la même plage). J’ai vu de très nombreuses affiches signalant que tel établissement reversait de l’argent aux pauvres/défavorisés/orphelins de la région. Des musiciens victimes des mines anti-personnelles jouent de la musique dans les endroits les plus touristiques (mais pas ailleurs). J’ai été sollicitée par de trop nombreux enfants (mais en réalité peut-être une dizaine au maximum sur trois jours) qui vendent des cartes postales à la sortie des temples d’Angkor.

Documents disponibles dans les aéroports et certains autres lieux touristiques

J’ai également vu un homme voyageant en bateau avec nous, donner à une petite fille à l’entrée de sa maison flottante des brosses à dent qu’il avait chipé dans son hôtel. Et là j’ai eu la nausée.

Grâce à un chauffeur de tuktuk, j’ai également rencontré une jeune femme qui fabrique à longueur de journée des chips de banane pour faire vivre toute sa famille. Elle était souriante et dynamique, elle travaillait en papotant avec d’autres femmes et ses chips étaient délicieuses. Elle accueillait les touristes non pour se plaindre mais pour leur vendre des chips de banane délicieuses.

Nous avons séjourné dans un hôtel qui ne fait pas qu’annoncer des dons aux nécessiteux (dons qui ne sont jamais chiffrés, donnent-ils 1$ par mois ? 1 % des bénéfices ?) mais qui est possédé à 51 % par des employés locaux.

Et au final j’ai compris que le plus grand danger pour les Cambodgiens n’est pas la pauvreté, la maladie ou la faim. C’est véritablement le touriste qui croit rendre service en achetant ses cartes postales à un enfant. Il croit lui donner de l’argent et l’aider à vivre, sans avoir conscience qu’il lui enlève toute possibilité d’aller suffisamment longtemps à l’école. C’est le touriste qui pense améliorer le quotidien d’une petite fille en lui offrant des brosses à dent sur-emballées. C’est tout ceux qui croient qu’avoir payer un visa d’entrer donne le droit de faire ce que bon leur semble.

J’ai été surprise et gênée de découvrir devant certaines écoles des énormes panneaux annonçant qu’il est strictement interdit de prendre les enfants en photo. Une école n’est pas un zoo ni une attraction touristique. J’ai bien visité l’école Phare à Battambang, comme je visite des entreprises, car il s’agit d’une école professionnelle et artistique (et j’ai été gênée d’y découvrir une école primaire classique, heureusement en dehors des limites de la visite). Et cette école déclare à l’entrée se réserver le droit d’exclure toute personne, sans avoir à se justifier ni rembourser. Les photos des enfants y sont explicitement interdites. Que faut-il avoir vu ou vécu pour devoir installer de tels panneaux ?

Devant une école qui se situe juste à côté d’un temple du XIe siècle

Je ne sais pas ce qu’il convient de faire. Par contre je sais que le Cambodge a suffisamment d’atouts pour ne pas avoir besoin de la misère comme argument de vente. On peut s’y rendre pour admirer les temples d’Angkor. On peut manger local juste pour le plaisir d’un bon curry khmer ou d’un poisson savoureux. Le tourisme peut soutenir l’économie locale, de la même façon que les magasins bio nous invitent à être des consom’acteurs en France, on peut être un consom’acteurs en voyage.

Il n’y a qu’un conseil personnel que j’aimerai vous donner : achetez local.
Lors de la visite de l’atelier Cambolac, dédié aux objets laqués, j’ai découvert que la très grande majorité des souvenirs vendus sur place sont importés et ont été fabriqués en Chine ou en Thaïlande. Les bénéfices locaux sont minimes. Il y a pourtant de nombreuses possibilités d’acheter local et donc d’avoir un impact positif sur un plus grand nombre de personne. Je pense aux produits fabriqués par les Artisans d’Angkor (basé à Siem Reap et vendu dans toutes les zones touristiques du pays) ou même à Cambolac justement. Renseignez-vous avant d’acheter, cela ne vous coûtera pas beaucoup plus cher et la qualité ne sera pas la même.

Nine s’est offerte pour son anniversaire une écharpe en soie fabriquée aux Artisans d’Angkor, après avoir découvert le processus de fabrication de la soie

En savoir plus sur l’impact du tourisme

En ce qui concerne le Cambodge, j’ai beaucoup lu sur le site de Friends (entre autre car les informations sont disponibles en français). J’ai apprécié leur démarche centrée sur l’unité familiale pour permettre aux parents de prendre soin eux-même de leurs enfants. J’avais prévu de me rendre dans l’un de leurs restaurants école et dans leur boutique souvenirs mais ils étaient fermés lors de notre passage à Phnom Penh en raison de la fête de l’eau.

Pour poursuivre la réflexion, voici quelques lectures intéressantes :
divers articles de médias internationaux écrits en lien avec l’association Friends ;
– un article sur le tourisme de la misère dans les bidonvilles, par un homme qui a grandit dans un bidonville ;
– une réflexion qui date de 2010 mais qui dans le fond est toujours pertinente sur l’ambivalence du tourisme de la misère, entre voyeurisme et aide aux populations locales ;
– mon propre article sur le fait d’être volontaire pendant les vacances ;
– un autre article réflexion sur le volontourisme ;
– un film à voir, toujours sur le thème des missions de volontaires

Promis, mes prochains articles sur le Cambodge seront plus gais. Mais ce sujet me trottait dans la tête, me hantait. Maintenant que je l’ai partagé avec vous, je vais pouvoir avancer plus tranquillement entre mes souvenirs des temples d’Angkor, des délicieux curry et des paysages à couper le souffle.

20 commentaires Ajoutez les votres
  1. Merci pour ce retour. Certes ce n’est pas un billet gai, mais en plus de l’alerte « droit des habitants et des enfants », c’est aussi un billet qui permet de mieux cerner le pays. Pour ma part, les billets cartes postales sont très loin d’être mes préférés, trop clichés pour que je m’y retrouve. Peut-être aussi parce que lorsque je voyage, c’est aussi pour essayer de rencontrer l’autre, pas seulement pour visiter.
    Bonne journée !

    1. Ce n’est pas la première fois que je voyage dans un pays dit pauvre, mais c’est la première fois que je voyais une telle approche du sujet. C’est le fait d’avoir discuté avec des personnes qui ne voyaient vraiment pas le problème à acheter à des enfants qui m’a motivé à partager ici malgré tout.

  2. Hello, je retrouve le côté misère que j’avais croisé lorsque j’avais séjourné à l’ile Maurice.
    J’avoue ne pas avoir pleinement profité de mon séjour là-bas à cause de cette misère qui est masquée lorsque l’on arrive dans les hôtels « luxueux » des touristes ou dans les sites touristiques.
    C’est bien de montrer la réalité plutôt que de ne parler que de la partie visible de l’iceberg.
    J’attends avec impatience tes prochains billets 🙂
    bises

    1. Mais le truc c’est que sur place, je n’ai pas trouvé la misère si présente. Affichée, annoncée et utilisée pour faire venir des touristes oui, mais dans le quotidien, c’est bien moins visible. Comme si on avait nettoyé les zones touristiques…

  3. Billet très intéressant. Merci de ton éclairage 🙂
    Au Brésil, à Rio plus précisément, la misère n’était pas très visible car elle se trouve dans les favelas. La seule fois où j’ai vu un enfant d’une favela hors de celle-ci, la police est arrivée en trombe pour l’embarquer. Quelle tristesse.

    1. Là j’appréhendais beaucoup la mendicité des enfants et dans les liens touristiques elle est quasiment inexistante car les enfants sont chassés également par la sécurité. Du coup à Angkor ils sont présents sur les limites des parking par exemple. Mais en dehors des zones touristiques je ne sais pas s’ils profitent de notre passage inattendue (et ne sont pas de vrais mendiants) ou s’ils mendient auprès des locaux le reste du temps…

  4. Une réflexion intéressante, sur un sujet très complexe comme tu le soulignes… De manière générale je trouve que la corde de la misère est jouée comme atout dans de nombreux pays, notamment en Asie du sud-est, et il n’est pas toujours facile de « bien faire » en tant que touriste… Ne pas donner à tire-larigot aux enfants qui passent, OK, mais faire le tri dans les diverses associations etc, c’est plus difficile et cela nécessite clairement une solide documentation en amont.

    1. Il y a tellement d’associations sur place qu’il n’y a aucun moyen de faire le tri, je trouve. Ou alors rester longtemps et se lancer dans un travail de fourmis pour les autres touristes. Perso j’ai choisi de m’attarder sur la qualité des services (une façon de faire vivre longuement un projet à mon sens) : un restaurant qui est réputé pour sa cuisine, des lieux propres, etc. Car pour le reste, en dehors d’une annonce en soutien d’association, il semble impossible d’en savoir plus, ni sur l’association, ni sur le soutien réellement en place.
      J’ai même vu un musée qui dit que les fonds financent un accueil/hébergement/scolarisation d’enfants victimes des mines. Puis à l’intérieur, discrètement il est noté qu’aujourd’hui il n’y a plus d’enfants victimes de mines dans le foyer, juste des enfants défavorisés. On n’en saura pas plus sur les enfants qui vivent ainsi loin de leur famille.

    1. Et même ainsi, on ne sait pas vraiment quel est le bon choix. Mais au moins j’avais déjà quelques idées sur ce que je ne voulais pas cautionner.

  5. Je te félicite pour cet article qui aborde une vérité que peu de gens veulent entendre mais qui atteste pourtant des dérives de certaines ONG… Et bravo pour ton blog en général 🙂

  6. Article intéressant comme j’en vois peu sur ce genre de réflexion au Cambodge.

    Quand je vais au Cambodge et que je vois des enfants mendier c’est vraiment pas évident. Mes parents n’ont pas arreté de me dire quand j’étais plus jeune d’avoir eu la chance d’être née en France. J’aurai voulu aider ces enfants, mais donner de l’argent ce n’est pas une solution. On est dans ma famille dans une autre situation: celle d’aider avant tout sa famille au Cambodge plutôt que d’aider les autres. Peut-être un autre débat mais on n’a pas de porte monnaie à rallonge. En tout cas merci d’avoir écrit un article de ce type, ça fait réfléchir

    1. Comme tu le dis, on ne peut pas aider tout le monde. Alors une des solutions est également de faire un choix et de s’y tenir, soutenir sa famille, s’engager au côté d’une association, militer pour/contre telle action. Ne pas s’éparpiller et faire sa part comme disent les colibris.

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